[Brochure] Retour sur la lutte antinucléaire dans l’Ouest (2011-2013)

« Introduction

Lorsque  les côtes japonaises sont envahies par le tsunami  du 11 mars
2011, la centrale  de  production d’électricité  nucléaire  de  Fukushima est
ensevelie. L’électricité  coupée, les systèmes de  secours d’électricité
inopérants, plus rien n’assure le refroidissement du mécanisme atomique. Son
explosion est le  début du processus d’éparpillement de  la radioactivité, qui
s’ancre  dans la terre, ne  se  dissout pas dans l’eau, pénètre  tous les corps, et
dure une éternité.

Ces éléments radioactifs altèrent les cellules et, immédiatement ou
lentement, nous tuent. Pour ceux qui restent sur place, il  faut se prémunir du
dehors. Craindre la pluie qui rabat au sol les particules, ne pas mettre ses mains
dans la terre qui les retient, se demander s’il est sain de toucher l’autre, qui est
peut­être  moins attentif que  nous; interroger son compteur Geiger avant de
déclarer supportable, tel endroit, tel aliment, tel jouet, tel être. Pour ceux qui
restent hors de  ces zones, il  leur faut craindre  qu’elles viennent à eux, par la
nourriture et tout ce qui y est produit et exportée, par ceux ­là mêmes qui en
sortent, par la confiance qu’on porte à la pertinence des délimitations de cette
zone, par le fait de n’habiter pas loin d’une centrale, parce qu’en ce sens nous
vivons tous en zone contaminée.

 

CouvRetourLutteAntinukeOuest2011-2013

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Mais cette contamination ne s’arrête pas là. Si le nucléaire s’immisce en
nous et nous ôte le poids de l’existence, ce n’est pas seulement qu’il nous tue,
mais tout autant qu’il gère nos vies. Cette machinerie a besoin de compétence,
de  science, de  matériaux, et donc d’une  gestion mondialisée des ressources
avec tout son lot de jeux de pouvoir, d’une éducation très spécialisée et d’une
main­d’œuvre qui prend des risques, d’une industrie énorme et qui consomme
beaucoup d’énergie, bref d’un système économique  dirigeant. Pour ne pas
exploser, il impose une attention à sa monstruosité et, dès lors, c’est ce que l’on
peut vouloir vivre  qui  est, pour toujours, déjà biaisé : la façon dont pourront
s’organiser les sociétés, les relations qu’on peut tisser avec ce qui  nous
environne, etc., et ceci, déjà, pour des milliers d’années. Atrophiant nos vies,
nos pensées, notre  liberté, le  nucléaire est installé en nous. Comment ne  pas
voir alors que, depuis l’exigence économique, c’est la science et l’organisation
étatique qui visent à se rendre nécessaires pour l’éternité ?

Lorsque Fukushima, (et partout où les vents et courants vont depuis lors),
est noyée sous l’irradiation, l’effroi  nous saisit pour ceux et celles qui  en
subissent directement le mal en leur corps et dans leurs conditions d’existence.
La rage  contre  celles et ceux qui  ont rendu cela nécessaire  nous envahit et,
comme  tant d’autres avant nous, nous voulons tenter à notre  tour de  nous
départir de cette horreur. Contre le nucléaire, civil, médical ou militaire, de son
origine dans l’exploitation qu’il impose aux terres, aux hommes et aux femmes
pour extraire  l’uranium puis l’utiliser dans son application et son insinuation
dans les corps et les pensées. Ainsi cette lutte ne peut être partielle pour nous ;
elle  est lutte  contre  le  nucléaire  et, par­là même, lutte  contre  l’organisation
sociale qui l’a rendu possible.

C’est ce  début de  lutte  (avec ses échecs et ses espoirs) que  nous, et
beaucoup d’autres, avons mené  dans le  Cotentin  depuis un an que  nous
voulons présenter ici. Non pas pour relater les faits et raconter l’histoire  une
fois de  plus mais pour chercher à analyser ce  que  fondamentalement nous
voulons dire de ce qui doit être l’enjeu d’une lutte antinucléaire. C’est une lutte
pour penser, car nos mots ne sont bien souvent pas les nôtres – ils portent des
idées que nous refusons1 –, ou que nous voulons du moins mettre en question.
C’est une lutte pour s’organiser, car nous espérons la communauté où chacun­e
puisse comprendre, discuter et décider. Une lutte émancipatrice ne peut avoir
d’autres bases. C’est une lutte frontale, un affrontement physique contre celles
et ceux qui protègent et rendent possible le nucléaire.

Dès lors, depuis cette  ambition, nous ne  pouvions nous retrouver dans
les propositions de  la contestation établie. En  effet, les deux propositions les
plus évidentes, pour qui  veut lutter contre  le  nucléaire, sont : ou bien
l’électoralisme, et la perspective  d’un accord politique  sur l’arrêt du nucléaire
civil  et militaire, à plus ou moins long  terme, et pour cela rejoindre  ou voter
pour Les Verts ; ou bien le  lobbyisme  et l’action citoyenne  en rejoignant
Greenpeace ou le réseau Sortir du nucléaire.

Mais plaider pour les Verts, c’est s’en remettre à la confiance qu’on peut
leur porter, et le moins que l’on puisse dire c’est que leurs forfaits à l’encontre
du mouvement antinucléaire  sont longs comme  le  panache qui s’échappe de
Fukushima2. Plus ils se  rapprochent du pouvoir et moins ils sont pressés d’en
finir avec le  nucléaire, et plus ils l’exercent et moins ce  sujet devient
problématique. Et pourtant ils continuent à jouir d’une aura heureuse dans le
mouvement antinucléaire. Devant la répression sans faille  de  l’État, devant la justice partiale, ils représenteraient, enfin, le recours de la démocratie. Comme
s’ils étaient la chance  de tout mouvement, la chance  de rendre  concrète  son
opposition, la chance  de  faire  venir directement au lieu  de pouvoir
l’antinucléaire, l’écologie, la chance de dépasser les intérêts économiques par la
volonté du peuple. Mais, tristement, nous n’avons pu que constater comment
les mouvements populaires n’ont toujours été  pour leurs dirigeants que  des
possibilités stratégiques dans leur lutte  en vue d’accéder aux « responsabilités ». Fondamentalement, nous voulons pouvoir décider nous mêmes
de  ce  qui  doit composer nos territoires et ne  pas espérer qu’un
capitalisme écologique soit plus heureux pour nos conditions d’existence.
Quant au « Réseau » ou à Greenpeace, nous ne pouvons nous accorder
avec cette  démarche. Car Greenpeace procède  par coups d’éclat, le  plus
souvent pour mettre en avant des failles de sécurité, renvoie  les actions à un
groupe  très restreint et dans un but publicitaire  qui  doit servir sa deuxième
activité, le  lobbyisme, c’est­à­dire à nouveau s’en remettre  aux décisions
politiques. Quant au Réseau, il  tend, lui, par le  biais d’actions citoyennes
(manifestations, actions symboliques, réunions publiques…), à faire tout autant
la publicité du slogan « non au nucléaire » qu’à rendre compte de l’impossibilité
d’agir concrètement contre  cette  industrie. De  fait, si  ces réseaux peuvent
compter des milliers de  sympathisants, leur pouvoir est celui  de  rejoindre  ou
non les initiatives, jamais de les proposer ; et si chacun des participants de ces
mouvements doit être  aussi  sincère  que  nous dans sa démarche, nous
préférons développer l’idée que c’est par nous­mêmes (et sans rien attendre de
ceux qui ont créé ce que l’on combat) que nous pourrons imposer la sortie du
nucléaire. Nous ne  croyons pas que  c’est par manque  d’information que  la
population ne  s’investit pas dans cette  lutte mais que c’est plutôt à cause  du
manque de consistance de ces luttes. Il nous faut nous organiser ensemble pour
développer enfin  le sentiment que  nous pouvons avoir prise  directement sur
notre manière de vivre et empêcher les décisions que nous refusons de voir
s’appliquer.

Nous avons donc voulu  relancer cette  idée  de  la lutte, et nous l’avons
tenté dans la région la plus nucléarisée de France, la Manche. Le nucléaire y est
là­bas roi, non pas parce que la population y adhère mais parce que le constat
de son évidence est ressenti comme une fatalité. Son contrôle économique est
total, il  pourvoit en emploi  et arrose  les municipalités très largement en subventions. Toutes les expérimentations y sont permises : entre  l’usine de
retraitement des déchets, l’EPR  en construction, les réacteurs en
fonctionnement à Flamanville et les larges étalages de lignes Très Haute Tension
qui traversent la région, c’est tout l’environnement du pays qui dit le nucléaire.
Il  y a eu de  nombreuses luttes, de  différentes formes, de  l’action directe  à
l’action en justice ; il  y a eu plusieurs études, qui  montrent comment la
population est affectée par les cancers plus que partout ailleurs. Alors comment
ne  régnerait­il  pas là­bas le  sentiment d’apathie  de  ceux qui  se  savent
définitivement abandonnés et impuissants ? Il est clair que seul un mouvement
d’ampleur et inscrit sur le long terme pourrait insuffler à nouveau l’énergie vers
une  lutte  antinucléaire. Dès lors, notre  ambition a d’abord été  de  frapper un
grand coup, pour montrer qu’une communauté peut par l’action mettre à mal
au moins un instant l’arrogance  nucléaire ; puis pour dire  qu’il  est possible
d’étouffer économiquement cette  industrie  en agissant dans la durée sur les
points faibles de la machine nucléaire. En effet les transports par routes et rails
sont plus facilement perturbables tant la distance à surveiller est démesurée ;
et, de même, la construction des pylônes de THT, et ceux qui sont déjà en place,
peuvent être  l’objet d’infinis sabotages tant leur nombre  est immense. Mais
plus que les actions, c’est à travers la construction d’un mouvement que
pourrait passer la pertinence de  cette  lutte, c’est­à­dire  la réappropriation
ensemble de nos facultés de discussion, de décision.

Le  récit et l’analyse  qui  suivent d’une  année  et demie passée à se
détacher du fatalisme  ambiant en matière  de  nucléaire  sont d’abord le  fruit
d’une complicité et d’une concertation entre quelques personnes qui y ont pris
part. Les usages du « nous » dans le texte qui suit sont donc à entendre en en
distinguant au moins trois sortes. Il y a le « nous » des collectivités de lutte que
nous avons traversées et dans lequel  nous reconnaissons avoir pris part
pleinement. Il  y a parfois le  « nous »  qui  fait référence  à des complicités
informelles que nous avons connues, qui  sont partagées à la fois au­delà du
groupe des rédacteurs de ce texte et qui ne se confondent pas avec la totalité
des collectivités en lutte. Il y a enfin le « nous » des rédacteurs, ce groupe de
complices qui  prend parti à travers ce  texte et qui avait besoin de prendre  le
temps du recul pour tirer quelques enseignements sur l’aventure  collective  à
laquelle nous continuons à prendre  part. Sans faux espoirs, mais avec la
détermination qu’impose  l’époque. Clarifier formellement la nature de ces
« nous » dans le corps du texte ne pouvait qu’alourdir sa lecture. Nous avons le
sentiment qu’avec un minimum d’attention leur nature apparaîtra évidente au
lecteur.

Il  faut enfin  signaler que si  ce  texte  est uniquement assumé  par ses
rédacteurs, nous avons toutefois souhaité qu’au cours de l’écriture nous soient
renvoyés des avis de  la part d’une assemblée de  complicités plus large, qui a
pris forme après l’action anti­THT de Montabot en juin 2012. Cette assemblée,
qui cherche encore son identité et ses objectifs, est née du besoin de prendre
un recul réflexif par rapport à l’urgence  « activiste »  dans laquelle  nous nous
laissons facilement enfermer, en même  temps que  d’une  nécessité  à prendre
parti  « contre  le  nucléaire  et son monde ». Au­delà d’un slogan qui  peut vite
sonner aussi  creux que  « pour l’arrêt immédiat du nucléaire », il  s’agit
d’affirmer, par nos faits et gestes, qu’une lutte contre le nucléaire est forcément
déjà une tentative  de  rupture, pas à pas, avec notre  incarcération dans le
monde de l’économie et de l’industrie.  »