« Introduction
Lorsque les côtes japonaises sont envahies par le tsunami du 11 mars
2011, la centrale de production d’électricité nucléaire de Fukushima est
ensevelie. L’électricité coupée, les systèmes de secours d’électricité
inopérants, plus rien n’assure le refroidissement du mécanisme atomique. Son
explosion est le début du processus d’éparpillement de la radioactivité, qui
s’ancre dans la terre, ne se dissout pas dans l’eau, pénètre tous les corps, et
dure une éternité.
Ces éléments radioactifs altèrent les cellules et, immédiatement ou
lentement, nous tuent. Pour ceux qui restent sur place, il faut se prémunir du
dehors. Craindre la pluie qui rabat au sol les particules, ne pas mettre ses mains
dans la terre qui les retient, se demander s’il est sain de toucher l’autre, qui est
peutêtre moins attentif que nous; interroger son compteur Geiger avant de
déclarer supportable, tel endroit, tel aliment, tel jouet, tel être. Pour ceux qui
restent hors de ces zones, il leur faut craindre qu’elles viennent à eux, par la
nourriture et tout ce qui y est produit et exportée, par ceux là mêmes qui en
sortent, par la confiance qu’on porte à la pertinence des délimitations de cette
zone, par le fait de n’habiter pas loin d’une centrale, parce qu’en ce sens nous
vivons tous en zone contaminée.
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Mais cette contamination ne s’arrête pas là. Si le nucléaire s’immisce en
nous et nous ôte le poids de l’existence, ce n’est pas seulement qu’il nous tue,
mais tout autant qu’il gère nos vies. Cette machinerie a besoin de compétence,
de science, de matériaux, et donc d’une gestion mondialisée des ressources
avec tout son lot de jeux de pouvoir, d’une éducation très spécialisée et d’une
maind’œuvre qui prend des risques, d’une industrie énorme et qui consomme
beaucoup d’énergie, bref d’un système économique dirigeant. Pour ne pas
exploser, il impose une attention à sa monstruosité et, dès lors, c’est ce que l’on
peut vouloir vivre qui est, pour toujours, déjà biaisé : la façon dont pourront
s’organiser les sociétés, les relations qu’on peut tisser avec ce qui nous
environne, etc., et ceci, déjà, pour des milliers d’années. Atrophiant nos vies,
nos pensées, notre liberté, le nucléaire est installé en nous. Comment ne pas
voir alors que, depuis l’exigence économique, c’est la science et l’organisation
étatique qui visent à se rendre nécessaires pour l’éternité ?
Lorsque Fukushima, (et partout où les vents et courants vont depuis lors),
est noyée sous l’irradiation, l’effroi nous saisit pour ceux et celles qui en
subissent directement le mal en leur corps et dans leurs conditions d’existence.
La rage contre celles et ceux qui ont rendu cela nécessaire nous envahit et,
comme tant d’autres avant nous, nous voulons tenter à notre tour de nous
départir de cette horreur. Contre le nucléaire, civil, médical ou militaire, de son
origine dans l’exploitation qu’il impose aux terres, aux hommes et aux femmes
pour extraire l’uranium puis l’utiliser dans son application et son insinuation
dans les corps et les pensées. Ainsi cette lutte ne peut être partielle pour nous ;
elle est lutte contre le nucléaire et, parlà même, lutte contre l’organisation
sociale qui l’a rendu possible.
C’est ce début de lutte (avec ses échecs et ses espoirs) que nous, et
beaucoup d’autres, avons mené dans le Cotentin depuis un an que nous
voulons présenter ici. Non pas pour relater les faits et raconter l’histoire une
fois de plus mais pour chercher à analyser ce que fondamentalement nous
voulons dire de ce qui doit être l’enjeu d’une lutte antinucléaire. C’est une lutte
pour penser, car nos mots ne sont bien souvent pas les nôtres – ils portent des
idées que nous refusons1 –, ou que nous voulons du moins mettre en question.
C’est une lutte pour s’organiser, car nous espérons la communauté où chacune
puisse comprendre, discuter et décider. Une lutte émancipatrice ne peut avoir
d’autres bases. C’est une lutte frontale, un affrontement physique contre celles
et ceux qui protègent et rendent possible le nucléaire.
Dès lors, depuis cette ambition, nous ne pouvions nous retrouver dans
les propositions de la contestation établie. En effet, les deux propositions les
plus évidentes, pour qui veut lutter contre le nucléaire, sont : ou bien
l’électoralisme, et la perspective d’un accord politique sur l’arrêt du nucléaire
civil et militaire, à plus ou moins long terme, et pour cela rejoindre ou voter
pour Les Verts ; ou bien le lobbyisme et l’action citoyenne en rejoignant
Greenpeace ou le réseau Sortir du nucléaire.
Mais plaider pour les Verts, c’est s’en remettre à la confiance qu’on peut
leur porter, et le moins que l’on puisse dire c’est que leurs forfaits à l’encontre
du mouvement antinucléaire sont longs comme le panache qui s’échappe de
Fukushima2. Plus ils se rapprochent du pouvoir et moins ils sont pressés d’en
finir avec le nucléaire, et plus ils l’exercent et moins ce sujet devient
problématique. Et pourtant ils continuent à jouir d’une aura heureuse dans le
mouvement antinucléaire. Devant la répression sans faille de l’État, devant la justice partiale, ils représenteraient, enfin, le recours de la démocratie. Comme
s’ils étaient la chance de tout mouvement, la chance de rendre concrète son
opposition, la chance de faire venir directement au lieu de pouvoir
l’antinucléaire, l’écologie, la chance de dépasser les intérêts économiques par la
volonté du peuple. Mais, tristement, nous n’avons pu que constater comment
les mouvements populaires n’ont toujours été pour leurs dirigeants que des
possibilités stratégiques dans leur lutte en vue d’accéder aux « responsabilités ». Fondamentalement, nous voulons pouvoir décider nous mêmes
de ce qui doit composer nos territoires et ne pas espérer qu’un
capitalisme écologique soit plus heureux pour nos conditions d’existence.
Quant au « Réseau » ou à Greenpeace, nous ne pouvons nous accorder
avec cette démarche. Car Greenpeace procède par coups d’éclat, le plus
souvent pour mettre en avant des failles de sécurité, renvoie les actions à un
groupe très restreint et dans un but publicitaire qui doit servir sa deuxième
activité, le lobbyisme, c’estàdire à nouveau s’en remettre aux décisions
politiques. Quant au Réseau, il tend, lui, par le biais d’actions citoyennes
(manifestations, actions symboliques, réunions publiques…), à faire tout autant
la publicité du slogan « non au nucléaire » qu’à rendre compte de l’impossibilité
d’agir concrètement contre cette industrie. De fait, si ces réseaux peuvent
compter des milliers de sympathisants, leur pouvoir est celui de rejoindre ou
non les initiatives, jamais de les proposer ; et si chacun des participants de ces
mouvements doit être aussi sincère que nous dans sa démarche, nous
préférons développer l’idée que c’est par nousmêmes (et sans rien attendre de
ceux qui ont créé ce que l’on combat) que nous pourrons imposer la sortie du
nucléaire. Nous ne croyons pas que c’est par manque d’information que la
population ne s’investit pas dans cette lutte mais que c’est plutôt à cause du
manque de consistance de ces luttes. Il nous faut nous organiser ensemble pour
développer enfin le sentiment que nous pouvons avoir prise directement sur
notre manière de vivre et empêcher les décisions que nous refusons de voir
s’appliquer.
Nous avons donc voulu relancer cette idée de la lutte, et nous l’avons
tenté dans la région la plus nucléarisée de France, la Manche. Le nucléaire y est
làbas roi, non pas parce que la population y adhère mais parce que le constat
de son évidence est ressenti comme une fatalité. Son contrôle économique est
total, il pourvoit en emploi et arrose les municipalités très largement en subventions. Toutes les expérimentations y sont permises : entre l’usine de
retraitement des déchets, l’EPR en construction, les réacteurs en
fonctionnement à Flamanville et les larges étalages de lignes Très Haute Tension
qui traversent la région, c’est tout l’environnement du pays qui dit le nucléaire.
Il y a eu de nombreuses luttes, de différentes formes, de l’action directe à
l’action en justice ; il y a eu plusieurs études, qui montrent comment la
population est affectée par les cancers plus que partout ailleurs. Alors comment
ne régneraitil pas làbas le sentiment d’apathie de ceux qui se savent
définitivement abandonnés et impuissants ? Il est clair que seul un mouvement
d’ampleur et inscrit sur le long terme pourrait insuffler à nouveau l’énergie vers
une lutte antinucléaire. Dès lors, notre ambition a d’abord été de frapper un
grand coup, pour montrer qu’une communauté peut par l’action mettre à mal
au moins un instant l’arrogance nucléaire ; puis pour dire qu’il est possible
d’étouffer économiquement cette industrie en agissant dans la durée sur les
points faibles de la machine nucléaire. En effet les transports par routes et rails
sont plus facilement perturbables tant la distance à surveiller est démesurée ;
et, de même, la construction des pylônes de THT, et ceux qui sont déjà en place,
peuvent être l’objet d’infinis sabotages tant leur nombre est immense. Mais
plus que les actions, c’est à travers la construction d’un mouvement que
pourrait passer la pertinence de cette lutte, c’estàdire la réappropriation
ensemble de nos facultés de discussion, de décision.
Le récit et l’analyse qui suivent d’une année et demie passée à se
détacher du fatalisme ambiant en matière de nucléaire sont d’abord le fruit
d’une complicité et d’une concertation entre quelques personnes qui y ont pris
part. Les usages du « nous » dans le texte qui suit sont donc à entendre en en
distinguant au moins trois sortes. Il y a le « nous » des collectivités de lutte que
nous avons traversées et dans lequel nous reconnaissons avoir pris part
pleinement. Il y a parfois le « nous » qui fait référence à des complicités
informelles que nous avons connues, qui sont partagées à la fois audelà du
groupe des rédacteurs de ce texte et qui ne se confondent pas avec la totalité
des collectivités en lutte. Il y a enfin le « nous » des rédacteurs, ce groupe de
complices qui prend parti à travers ce texte et qui avait besoin de prendre le
temps du recul pour tirer quelques enseignements sur l’aventure collective à
laquelle nous continuons à prendre part. Sans faux espoirs, mais avec la
détermination qu’impose l’époque. Clarifier formellement la nature de ces
« nous » dans le corps du texte ne pouvait qu’alourdir sa lecture. Nous avons le
sentiment qu’avec un minimum d’attention leur nature apparaîtra évidente au
lecteur.
Il faut enfin signaler que si ce texte est uniquement assumé par ses
rédacteurs, nous avons toutefois souhaité qu’au cours de l’écriture nous soient
renvoyés des avis de la part d’une assemblée de complicités plus large, qui a
pris forme après l’action antiTHT de Montabot en juin 2012. Cette assemblée,
qui cherche encore son identité et ses objectifs, est née du besoin de prendre
un recul réflexif par rapport à l’urgence « activiste » dans laquelle nous nous
laissons facilement enfermer, en même temps que d’une nécessité à prendre
parti « contre le nucléaire et son monde ». Audelà d’un slogan qui peut vite
sonner aussi creux que « pour l’arrêt immédiat du nucléaire », il s’agit
d’affirmer, par nos faits et gestes, qu’une lutte contre le nucléaire est forcément
déjà une tentative de rupture, pas à pas, avec notre incarcération dans le
monde de l’économie et de l’industrie. »